Janvier sur la glace
Chloé LaDuchesse
Et si ça faisait vraiment une différence?
Ça faisait déjà un bout de temps que l’idée me trottait dans la tête. Ou plutôt, qu’elle allait et venait, qu’elle faisait irruption dans mes pensées puis disparaissait aussitôt. J’avais une bonne mémoire, avant. Mais maintenant, j’oublie tout presque instantanément. Et si ça faisait une différence, d’arrêter de boire pour un temps?
J’ai toujours aimé l’alcool, son goût, les moments de socialisation que sa consommation implique ou, au contraire, le temps passé en tête-à-tête avec moi-même, un snack, une série, un verre de vin. De luxe associé aux fêtes du weekend ou aux soirées entre colocataires quand j’étais à l’université, l’alcool est devenu une récompense quotidienne lorsque j’ai eu les moyens financiers d’en avoir toujours sous la main. Sauf qu’après cinq ans à boire presque quotidiennement, je me suis mise à réfléchir aux effets à court et à long terme sur mon corps, ma santé mentale et mon rapport aux autres.
Une crampe ici, un réveil brumeux par-là, un estomac de plus en plus capricieux. C’est l’âge-le-lactose-le chat-qui-me-réveille-la-nuit. C’est la fatigue. C’est la bouteille de Toro Bravo d’hier? De plus en plus, je me rends compte que j’utilise l’alcool pour délimiter mon temps. Ces dernières années, le nombre de Choses À Faire a explosé. Quand je suis sobre, je travaille, et pour marquer le début du temps de repos, j’ouvre une bouteille. Je relaxe, ça me fait plaisir, ça m’oblige à arrêter et le stress descend d’un coup. Ma vie en trois temps : boulot, alcolo, dodo.
Un autre rapport au monde est possible
Longtemps, je me suis dit : mon problème, ce n’est pas l’alcool, c’est mon rapport au temps. Paradoxalement, je ne peux pas me permettre de perdre le contrôle et d’être lendemain de veille. Dans une société obsédée par l’efficacité où pleuvent les injonctions à la performance, même le loisir doit être mis à profit, puisqu’à travers lui, nous performons souvent notre identité. C’est doublement anxiogène pour l’autrice que je suis. J’ai besoin de sortir, d’avoir des discussions enflammées et de vivre de nouvelles expériences pour être inspirée. Mais j’ai aussi besoin de m’en rappeler!
Les poètes sont rarement riches et refusent difficilement une bière offerte. À Montréal, d’où je viens, il est tout à fait inconcevable de faire un lancement de recueil de poésie sans qu’on y serve du vin – et souvent, gratuitement. J’étais la première à m’indigner quand, à Windsor, j’ai été invitée à une soirée de poésie tea only. Un an plus tard, je n’ai pas l’impression d’avoir manqué grand-chose à m’être couchée tôt ce soir-là. J’ai même eu le bonheur de me lever en forme, et de déjeuner avec d’autres poètes de partout au pays – un rare moment de partage.
Surtout, je m’inquiète pour ma créativité. La détresse de ne pas me sentir à mon meilleur, de ne rien écrire pendant des semaines, de perdre un dimanche de création parce que oups, le samedi soir a débordé de son vase, je ne l’accepte pas. De la bière, il y en aura toujours; les idées, j’ai peur qu’elles s’épuisent et que sur ma pierre tombale, on lise : Chloé, autrice d’un seul livre, mais qu’est-ce qu’elle levait du coude! (Nous, poètes, avons le sens du drame.)
Un mois. C’est un point de départ.
Un janvier sec, sur la glace, histoire de voir comment se portent les neurones, l’appétit, le désir, l’humeur et l’envie de raconter les histoires.
Et pour la suite, on verra.